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LA LIBERTE par Pierre PICON

Pierre Picon, professeur de philosophie à Charles & Adrien Dupuy à partir de 1935, a marqué plusieurs générations d'élèves.

Né en 1906 à Bordeaux, Pierre Picon est reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1930 au sein d'une succession impressionnante de majors de promotion prestigieux, Raymond Aron ( 1928 ), Jean-Paul Sartre ( 1929 ), Ferdinand Alquié ( 1931 ), Jacques Soustelle ( 1932 ) entre autres, puis aussi son propre frère Gaëtan Picon ( 1938 ).

Nous reproduisons le discours que Pierre Picon a prononcé lors de la distribution des prix, le 12 juillet 1936.

'' Mesdames, Messieurs, Mes chers amis,

On a affirmé bien souvent que la liberté, l'autonomie de la pensée et l'indépendance de l'action, constituait une des aspirations primordiales de l'homme. Autour de ce thème, il s'est développé une idéologie enthousiaste, plus soucieuse peut-être de propagande que de vérité.

On a présenté la liberté comme une conquête progressive. Après des siècles de luttes, le XIX ème siècle avait eu la gloire de lui donner une consécration définitive. Cette victoire semblait se confondre avec l'épanouissement de l'esprit moderne.

Au XX ème siècle il était réservé de consolider ce triomphe et d'en exprimer toutes les conséquences. Mais l'impulsion était donnée, les valeurs futures étaient crées : l'avenir se bornerait à les préciser ou à les enrichir.
L'individu avait conquis des droits : au sein du groupe social, la personne humaine allait exercer une action délibérée qui ne se plierait plus à la brutalité de la contrainte. La pensée scientifique, fondée sur l'esprit critique, allait jouir d'une liberté que nulle considération ne viendrait limiter.

Enfin, avec plus ou moins de rapidité, les Etats civilisés se donneraient, sans que rien ni personne aient puissance d'entraver cette évolution, les libres institutions de la démocratie. On voyait là un progrès normal, appuyé sur une loi nécessaire de développement humain : l'histoire, la sociologie le garantissaient après l'avoir dégagé.

Il suffisait d'un peu de temps et de quelque patience : le gouvernement de l'intelligence, cette République universelle, imprégnée de justice et de raison, que Hugo, que Renan nous avaient appris à vénérer par avance, allait naître dans ce ciel clair.

Quelques années, pourtant lourdes de misères et d'angoisses, ont eu raison de cette vision optimiste. Elles nous ont appris que ces biens désirés ne peuvent nous être offerts, comme des fruits d'automne, après une lente maturation, dans l'alternance harmonieuse de la lumière et de la pluie, par les jeux subtils et cachés de la nature.

Elles nous ont enseigné, ces années douloureuses, que la liberté n'allait pas plus de soi que les autres choses humaines, que la vertu ou que la joie. Elles nous ont appris qu'il fallait la vouloir d'abord, et puis, sans doute, la mériter, la conquérir et la défendre de toute l'énergie de tous les hommes libres.

Non, en dépit des apparences, il n'y a rien de plus étranger à la nature, rien par conséquent de plus menacé que cet idéal de liberté dont on avait chanté la fatalité aux jours d'espérance. Une conception simplifiée représente parfois les obstacles comme voulus par la perversité de quelques hommes dont l'histoire lègue les noms, qui, plus souvent, se dissimulent : monarques, dictateurs, mandataires de certains intérêts fort matériels.

On insiste moins sur les dangers plus graves, parce que plus profonds. Ces dangers, c'est en chacun de nous, c'est à l'intérieur de nous-mêmes, qu'ils dérobent leur menace. Ce n'est pas toujours la violence qui oblige l'homme à se démettre du gouvernement de soi-même. Bien plus fréquemment, c'est une tendance spontanée, voire enthousiaste, qui nous porte à offrir cette victime sur l'autel des sacrifices.

La liberté, quoi qu'on en dise, n'a rien de doux pour celui qui l'exerce. C'est une charge pénible, c'est un accablant fardeau. Elle exige que, sur tout sujet, nous nous formions une opinion personnelle et que nous fassions tout pour la soutenir.

Être libre, c'est choisir et, ayant choisi, décider. Mais à l'homme que mille soucis accablent, la réflexion peut paraître importune : n'est-elle pas une source d'anxiété ? Dépendre de son propre jugement, c'est un programme qui peut sembler tentant quand on le développe en paroles. La réaliser, l'accomplir en action, c'est une dure entreprise. La solitude du colloque intérieur est terrible. La pensée qui ne se fonde que sur sa propre audace, se charge d'une responsabilité que rien n'atténue. Privée de guide et d'appui, elle éprouve jusqu'au vertige l'épouvante de la liberté.

Nous ne sommes pas tous capables d'affronter ce péril. Pour la plupart des hommes, la solidité de la certitude est plus précieuse que le caractère personnel de la recherche qui peut y conduire. Ce que nous demandons à la raison comme à la loi, ce sont des évidences massives et, à défaut, des consolations efficaces. Le citoyen n'aime ni les nuances du doute, ni les complications de la réflexion : il est avide de mots d'ordre, de commandements prêts à se traduire en attitudes brutales, en emblèmes colorés.

L'homme reste très proche de son enfance. Il demeure, à son insu, hanté par le temps heureux où il suffisait d'obéir pour vivre sans mal, de prier pour être secouru ; où une confiance sans réserve dans les personnes remplaçait à la fois la science et la politique, l'effort de la recherche sous tous ses aspects.

Nous sommes toujours prêts à accepter les consignes, les décisions étrangères, à nous réfugier sous une autorité que nous sentons, ou que nous désirons supérieure. Dans les moments de malaise et de crise, quand il devient dangereux de choisir, quand il est difficile d'adopter une ligne de conduite, quand l'homme perd courage et confiance dans les ressources de l'esprit, alors la liberté est rejetée comme un bagage encombrant.

Le vieil appétit de l'homme pour l'autorité absolue, cette soif d'esclavage et de dictature qu'il a pu refouler, qu'il ne parvient pas à détruire, le jette de nouveau à la merci d'un autre, qui révélera l'idée vraie, qui imposera l'action nécessaire, qui, seul, accomplira les devoirs de tous. L'homme providentiel est toujours suscité par une lassitude générale, par cette paralysie de l'intelligence et cette lâcheté du coeur qui nous interdisent de nous sauver par nous-mêmes, de chercher librement le chemin.

L'horreur de l'homme pour la liberté se fonde, il est vrai, sur des expériences ; la réflexion qui affirme ou qui nie, triant le vrai d'avec le faux, ne saurait s'affranchir du risque de l'erreur. De même, la décision n'est jamais de tout repos. Répondre à l'appel de la vocation, donner son amitié, entreprendre un voyage, c'est courir un risque inconnu, c'est affronter l'aventure.

Si la démocratie est difficile c'est qu'elle impose à tous les citoyens un incessant contrôle du pouvoir, qui ne va point sans lassitude. Faire la loi, discerner la vérité parmi les mensonges d'une information étroite ou tendancieuse, assurer la guerre ou la paix par une vigilance qui n'a pas le droit de reposer : tâches redoutables ! Ne soyons pas surpris si l'homme se prend à rêver d'une manière d'agir moins incertaine. Ne peut-on pas réaliser le bien d'une façon passive, ne peut-on pas recevoir la vérité comme un don et la suivre sans débat, sans déchirement ?

Peut-être ce regret n'est-il, à le bien prendre, que le souvenir d'un passé lointain ? Les animaux ne manifestent pas d'autre comportement que l'instinct. Or l'instinct est infaillible : il ignore l'échec comme les transes du doute. Il s'adapte sans effort, sans initiative ardue, à des buts qu'il n'a pas à déterminer puisqu'ils s'imposent à lui ; et il les atteint à coup sûr.

Mais l'instinct est une poussée occulte : l'animal est inspiré par une force qu'il ne connaît ni ne contrôle. La nature exerce sur lui une pression à laquelle il ne peut pas se dérober. L'animal est un esclave, un jouet, et il y a, en Descartes, un juste sentiment de cette condition, quand il assimile hardiment l'animal à une machine compliquée, organisme sans mélange d'esprit, qu'aucun éclair de spiritualité ne traverse. C'est cette obscure assurance de l'instinct que l'homme souhaite de retrouver, quand il cède à l'inertie naturelle, quand l'automatisme le gagne et s'empare de lui.

Alors il croit sans comprendre : les idées ne sont plus pour lui que ce qu'est pour la bête l'excitation physique, le stimulant mécanique qui déchaîne en elle l'appétit. Pareil à l'animal domestique, il exécute des consignes ; mais il ne sait ce qui le fait agir. Ce somnambulisme de la conscience s'accompagne d'une griserie de l'obéissance, d'une certaine vanité de servir dont le chien savant, après la réussite de ses pirouettes, nous propose une image à peine forcée.

Pas d'examen intérieur à faire : il a perdu le souci de la responsabilité. Pas d'anxiété de l'esprit : dans cet esprit il a réalisé le vide, et l'agitation du corps, avec ses clameurs de parade, a remplacé l'inquiétude de l'intelligence. Il a conquis, il se peut, des biens enviables : la paix de l'âme et le calme du coeur. En échange, il a perdu sa dignité de personne humaine.

Nous ne pouvons accepter cette attitude qu'en exerçant, au moins une fois encore, ce pouvoir de choix et de libre décision, qu'il s'agit peut-être d'abdiquer. L'intelligence est consciente : elle a de la lumière. Ce qui la caractérise, c'est qu'elle sait faire face à des situations nouvelles, répondre à des circonstances imprévues. Mais ce qui constitue sa force fait aussi sa faiblesse. L'incertitude, telle est la rançon de sa lucidité, tel est le prix dont elle doit expier sa clarté. Avec elle, l'erreur est toujours possible : l'échec surprend la pensée la plus prévoyante.

De même, l'existence du mal est la conséquence tragique de la liberté d'agir. Si l'homme tendait vers le bien par un mécanisme analogue à celui de la respiration ou de la faim, s'il n'y avait pas en lui ce conflit de désirs qui fait de toute action importante une lutte dont l'issue n'est jamais certaine, la vie serait plus facile. Mais la volonté ne compterait plus ; la mérite, la vertu ne seraient plus rien, sinon des mots, vidés de leur substance.

Devons-nous regretter les avantages de l'automatisme ? Devons-nous essayer de les reconquérir ? Ce dont nous sommes sûrs aujourd'hui, c'est que cette voie ne nous est pas fermée, c'est que le retour en arrière est possible. Il dépend de nous seuls de nous lancer sur cette route : nous pouvons rejoindre, à travers quelques étapes, les peuples primitifs figés dans des traditions oppressives ; nous pouvons étouffer la science, l'art désintéressé, la libre recherche de ce qui est juste, dans un de ces systèmes totalitaires où l'esprit se trouve réduit à n'être plus qu'un organe parmi d'autres organes, un instrument au service de l'instinct de conservation d'un groupe ou de l'égoïsme halluciné d'une race.

On peut penser au contraire que la société humaine ne saurait s'épanouir dans l'abaissement des valeurs spirituelles et la profanation méprisante des aspirations idéales. On peut penser que le devoir, le devoir humain qui, selon nous, ne se sépare pas du devoir patriotique, consiste à accepter librement la liberté, à l'accepter sans illusion, avec tous les dangers qu'elle enveloppe. Il faudra donc renoncer en même temps à une sécurité qui ne se pourrait concevoir que par l'immobilisation et la déchéance de l'esprit.

Ce renoncement, il est d'ailleurs au fond de la pensée moderne. La science et la philosophie d'aujourd'hui ont dépouillé le prestige de la vérité absolue, stable possession qui serait garantie pour toujours. La vérité est un moment de la pensée : elle n'est jamais close, arrêtée. Elle est provisoire : elle est vivante. Aimer la vérité, ce n'est pas l'admettre une fois pour toutes, s'incliner devant elle et s'interdire de la scruter, dès qu'on pense la tenir.

Au contraire, il faut être prêt à rectifier sans cesse ses opinions et à réviser ses croyances, chaque fois que l'expérience l'exige. Le même effort d'adaptation doit se poursuivre, dans l'organisation de la cité. Les institutions ne sont pas des idoles immuables. Il est permis de les enrichir, de les mobiliser : il faut obtenir pour l'idéal moral une approximation toujours plus rigoureuse. La société parfaite, elle n'existe ni ici, ni ailleurs : elle n'est peut-être en ce monde que le rêve porté par l'esprit : qu'elle soit, du moins, un élan que nulle réalisation n'épuise, qu'elle soit, une aspiration toujours ouverte.

Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est son instabilité, son inquiétude de perfection. Rien de plus noblement humain que le besoin de changer, de découvrir des horizons inconnus. Il est facile de la tourner en dérision, de la vouer à la haine ; car l'inertie naturelle résiste à ce désir : elle lui oppose tous les artifices de la routine menacée, toutes les colères de l'habitude blessée.

Mais l'amour de la vérité est exigeant : il réclame le sacrifice de notre confort intellectuel. '' On doit aimer la nouveauté, disait Malebranche, pour la même raison qu'il faut aimer la vérité, qu'il faut la rechercher et qu'il faut avoir sans cesse de la curiosité pour elle ''. Magnifique affirmation de la vraie liberté du jugement qui démasque, sous l'apparence de l'ordre, sous le piège de la stabilité, la paresse secrète. Et cette liberté, faut-il le dire contre ce qu'on voudrait parfois nous faire croire, elle ne s'oppose pas à la tradition : elle se confond avec elle. La tradition, c'est la fidélité au passé, le rerspect des hommes d'autrefois. Mais c'est une fidélité qui doit être entendue selon l'esprit, non selon la lettre. Elle ne doit pas briser le mouvement de l'histoire.

Trop souvent, un respect superstitieux ou intéressé de la pensée constituée a détourné l'élan de la réflexion vivante. Ceux qui réforment, ceux qui innovent, ceux qui apportent à la terre un message nouveau, ils ont été maudits par les autorités spirituelles, persécutés par les pouvoirs temporels. Au nom d'un ordre que l'on osait, par un blasphème contre l'esprit, poser comme intangible, on a vainement prétendu arrêter l'essor de l'intelligence militante.

Défendons-nous de cette erreur où toute tyranie puise sa justification. Gardons-nous de solidifier en dogmes les vérités qui nous sont le plus précieuses. Le maître n'est pas respecté parce qu'on adopte passivement ce qu'il enseigne. Le héros n'est pas respesté, si l'on adore la trace de ses pas, si l'on fige ses actions en préceptes.

Le véritable hommage des vivants, ce n'est pas répéter l'oeuvre des morts, c'est de la prolonger, de l'accroitre en la dépassant. Nous n'agissons pas pour nous survivre, mais pour transmettre ce qui mérite de durer. C'est pourquoi la jeunesse portera toujours l'espérance humaine, cette espérance que l'imitation ne fondera pas en reproduisant le passé, mais que seule l'invention façonnera, en créant l'imprévisible.

Retour - Publié le Samedi 24 Avril 2010

 

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